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FORUM MONDIAL
DISCOURS DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE DE SLOVÉNIE M. MILAN KUCAN

Monte Carlo (Monaco), 20 November 1999

Foto: BOBO

La tourmente de la guerre, au Kosovo et en Serbie, s'est apaisée. Depuis quelque temps déja, elle a laissé place au Pacte de stabilité pour l'Europe du sud-est. Celui-ci est censé apporter aux Balkans les nouveaux fondements de coexistence, de sécurité, pour la reconstruction et le développement. En l'instituant, la communauté internationale a choisi de stabiliser le foyer de crise. Par l'intermédiaire du Pacte, l'Europe est présente dans sa partie sud-est, pour que plus tard, tous les pays de cet espace puissent plus facilement entrer dans l'Europe, ses intégrations et ses institutions. Il est encore trop tôt pour juger de la réussite de ce projet. Mais il n'est pas trop tard pour s'interroger sur la situation qui a engendré le Pacte de stabilité pour l'Europe du sud-est et sur ses possibilités de réussite pour remplir sa mission et mettre un terme a un passé de conflits séculaires. Ces deux questions demeurent essentielles car pour le moment, aucune réponse commune n'a été émise par tous ceux qui se sont engagés a résoudre la crise de l'Europe du sud-est. Et sans cette réponse, nous ne pourrons jamais dire : "Nous comprenons le passé et cela nous permet, confiants en notre action, de regarder vers l'avenir".

Il n'est pas possible, a l'occasion d'une seule rencontre, de formuler une réponse précise aux deux questions mentionnées. Cependant, cette réflexion a un sens profond si elle mene finalement a la reconnaissance commune des causes ayant provoqué la situation présente de l'Europe du sud-est et a des mesures d'urgence de la communauté internationale pour que l'histoire sanglante des Balkans ne se répete plus jamais.

Fouiller le passé n'est certes pas un travail gratifiant, a moins que cela ne soit fait par un historien. Mais la politique doit tenir compte de l'évidence historique, pénétrer les raisons expliquant les événements du présent et du passé récent. Et finalement, c'est la politique qui a provoqué les événements tragiques des Balkans dont les conséquences sont censées etre réparées maintenant par la communauté internationale a l'aide du Pacte de stabilité pour l'Europe du sud-est.

La politique, c'est-a-dire les vainqueurs successifs des nombreuses guerres balkaniques, a dessiné ici par des diktats les cartes politiques, déterminant les frontieres entre les Etats et leurs maîtres. Elle n'a pas tenu compte des frontieres des nations et de l'identité culturelle des habitants. Pour cela, nulle part en Europe a l'intérieur de chaque Etat, les peuples ne sont aussi melés que dans les Balkans. Je peux affirmer avec certitude qu'au sud de la Slovénie, il n'y a tout simplement pas de territoires, et encore moins de pays, peuplés de nations homogenes. Meme la Slovénie a deux minorités autochtones, certes limitées en nombre - de 3 000 a 12 000 personnes - ainsi que plus de 100 000 Slovenes naturalisés. Leurs droits en tant que nationalités, de spécificité différente selon qu'il s'agit des minorités autochtones ou des Slovenes naturalisés, sont l'une des conditions fondamentales de la stabilité et de la démocratie de la société et du pays dont je viens. Par ailleurs, des communautés nationales slovenes existent aussi en Italie, en Autriche et en Hongrie, tandis que des habitants d'origine slovene vivent aussi du côté croate de la frontiere avec la Slovénie.

C'est dans cet espace multinational et pendant la seconde moitié de ce siecle qu'est apparu l'éveil national, caractéristique de l'Europe du siecle précédent. Cette récente montée tardive de l'idée nationale paraît certes anachronique et masque notamment l'affrontement contre le régime totalitaire qui l'utilise comme programme politique, surtout dans l'ex-Yougoslavie. Il s'agit pourtant d'un fait réel qui, en ultime conséquence et aussi en raison de l'incompréhension de la communauté internationale, a provoqué des affrontements sanglants. Cette tourmente guerriere a entraîné avec elle aussi ceux qui étaient opposés au nationalisme agressif de leurs élites politiques totalitaires, les punissant ou les forçant a émigrer.

Mais en outre, ceux qui ont dessiné les cartes politiques des Balkans ont ignoré le fait que trois grandes religions entrent en contact dans la région et avec elles, trois civilisations différentes, la catholique, l'orthodoxe et la musulmane. Ils avaient le choix entre deux solutions simples : soit tirer une ligne frontiere au point de rencontre de ces civilisations, soit prévoir les conséquences de l'entremelement de ces cultures dans chacun des pays. La premiere solution n'aurait pas été réalisable parce qu'il n'existe pas de lignes de démarcation claires d'apres lesquelles on pouvait établir des lignes Yalta et autres murs précurseurs du mur de Berlin. L'autre solution est trop exigeante pour la politique qui, quand elle pense bâtir l'histoire, en réalité, partage des spheres d'intéret.

Les conséquences sont maintenant ici. Les Balkans ne sont pas habitués a vivre avec des minorités nationales et religieuses. Dans les doctrines nationalistes, les minorités sont un trouble qu'il faut extirper du corps de la nation. Les Serbes de Knin n'ont pas voulu devenir minorité dans l'Etat national croate, les Croates n'ont pas su donner des droits a la minorité serbe, droits qui auraient assuré a celle-ci la sécurité et l'autonomie. Les Hongrois de Vojvodine demandent l'autonomie économique. Les Monténégrins veulent leur Etat, pour survivre, parce que l'Etat totalitaire actuel ne leur permet pas de se développer. Les Musulmans du Sandjak demandent une ample autonomie ou bien de quitter la République fédérale de Yougoslavie. Il y a dix ans, les Serbes ont retiré aux Albanais du Kosovo l'autonomie formelle, les écartant totalement de la vie publique et économique, et, il y a quelques mois, en usant de la terreur de l'Etat, ils les ont expulsés du Kosovo, ou tués. Pour cela, l'intervention militaire de l'OTAN, fondée sur des motifs humanitaires, était profondément justifiée. La civilisation occidentale ne pouvait tolérer une telle violence exercée sur les personnes. Mais, la répression d'une violence est maintenant suivie de la violence des représailles des autres.

Pourquoi parler autant du passé ? Pour deux raisons. La premiere est qu'il faut comprendre le passé pour déterminer la politique de l'avenir. La seconde est que je souhaiterais concretement démontrer le fait que l'Europe a sa part de responsabilité dans la situation des Balkans. Aujourd'hui, elle concrétise cette responsabilité, de concert avec l'Allié atlantique, par les accords de Dayton, l'intervention de l'OTAN et l'arrivée de l'administration civile au Kosovo.

Aujourd'hui, nous pouvons constater que la situation de la région est meilleure qu'elle n'était, mais cependant encore loin de ce que nous souhaitons tous atteindre pour le Sud-est de l'Europe et en premier lieu, pour l'Ouest des Balkans.

Les zones peuplées de nationalités différentes ont maintenant besoin d'une politique autre et d'un pays autre que l'Etat-nation traditionnel. Elles n'ont pas besoin d'un nationalisme économique encore largement dominant sous bien des aspects, meme dans l'Europe développée, comme prolongement du nationalisme politique de la fin de ce siecle et du début du prochain.

Quelles sont les mesures qui pourraient apporter au Sud-est européen une sécurité et une stabilité plus durables et rendre possible la reconstruction et le développement? Nous ne pourrons jamais toutes les prévoir, mais nous pouvons au moins en concevoir certaines, les plus importantes et les plus concretement réalisables en ce moment. Chacune d'elles ne sera qu'un petit pas sur le chemin long et abrupt menant a la mise en place des normes européennes dans le Sud-est européen. Rien ne changera du jour au lendemain et rien ne sera différent dans dix ans si la communauté internationale ne prend pas de mesures réfléchies des aujourd'hui. J'en citerai quelques unes :

1. Une réflexion commune de tous les pays qui sont prets a aider, sur les causes historiques des affrontements répétés dans les Balkans, pour saisir aussi l'état d'esprit des habitants et en finir avec certains stéréotypes comme par exemple celui évoquant un défaut génétique des peuples balkaniques et leur penchant au génocide.

2. Une réflexion commune avec les peuples du Sud-est européen sur les voies pouvant mener dans ces zones a une forme et un contenu de démocratie qui seront fondées sur les valeurs universelles tout en répondant aux traditions de ces peuples. Le fondement soutenant l'existence de toutes les diversités est bien sur l'Etat de droit ou regnent les droits de l'homme et sans lequel aucune stabilité n'est possible. Celui-ci peut aussi les soulager du besoin d'avoir un Dieu sur terre et d'etre toujours soumis a l'idée de grande-nation, comme idée de toutes les idées.

3. Aider a ce que les chefs supremes des trois grandes religions des zones en crise prennent ensemble leur part de responsabilité pour la sécurité, la tolérance, la solidarité et la coexistence des diversités.

4. Encourager avant tout, dans le cadre du Pacte de stabilité pour l'Europe du sud-est, les activités qui permettront aux habitants, aux peuples et aux pays de cette zone de libérer leur immense énergie en faveur de leur propre développement. Aujourd'hui, les habitants de ces zones ont besoin de travail et non d'abord d'aide humanitaire ; ils ont besoin d'investissements pour le développement, et non de missionnaires.

5. Stabiliser, au moins temporairement, les frontieres actuelles entre les pays, bien que dans la situation présente, les souhaits et les intérets soient aussi différents. De concert avec les peuples de ces pays, réfléchir a la situation et au rôle des minorités, qui peuvent etre soit objet de différends et de conflits, soit au contraire un point de contact positif pour les peuples. La stabilité des frontieres est aussi la condition de la sécurité et donc de la reconstruction des Balkans, laquelle est censée introduire les normes européennes de vie et de politique. D'éventuelles frontieres différentes dans l'avenir, en tenant compte de toute la fragilité de changements visant a la paix et a la stabilité, tout particulierement pour le destin de la Bosnie-Herzégovine et des Accords de Dayton, ne peuvent se réaliser qu'en conformité avec le document d'Helsinki, c'est-a-dire avec l'accord des personnes concernées ou, en cas extreme, si une communauté ethnique affirme son droit a l'autodétermination pour se libérer de l'hégémonie totalitaire de pays multinationaux.

6. S'efforcer de faire valoir les valeurs et les relations au sein de l'Etat moderne de citoyens, en assurant l'égalité des citoyens et en prenant soin de conserver l'identité nationale de tous les peuples se trouvant sur son territoire. Des frontieres ouvertes aux marchandises, aux services, aux capitaux, aux personnes et aux idées sont la condition d'un tel développement de ces pays. L'ouverture des frontieres s'accorde aussi avec le fait que les pays ne sont plus responsables de leurs actions seulement envers eux-memes mais encore envers les autres, car a l'heure de la mondialisation, rien ne se passe dans un pays sans avoir une influence dans les autres.

7. S'accorder sur les objectifs, les intérets et les modalités de l'aide de l'Europe et de son Allié atlantique sans lequel maintenant encore se dérouleraient des conflits guerriers, pour que cette aide soit efficace. L'unité de la communauté internationale est la premiere condition pour la sécurité et la reconstruction des Balkans. C'est le point capital par lequel le monde justifiera, a long terme également, la raison historique de l'intervention de l'OTAN.

8. Habiliter l'administration civile de l'ONU au Kosovo en vue de son fonctionnement pour une longue durée. Durant ce temps, elle devra aussi rétablir la confiance détruite entre les deux communautés ethniques les plus importantes, bâtir de nouveaux fondements pour la coexistence, assurer des normes élevées de protection des minorités, mettre en place les conditions pour que la vie se normalise, en particulier l'ordre légal, les institutions démocratiques, la tenue des registres, l'administration, la justice, la sécurité, l'administration locale, le systeme financier et bancaire, les mécanismes pour prévenir la criminalité internationale organisée et la corruption, assurer également la coopération avec le tribunal international pour juger les crimes de guerre, ainsi qu'introduire dans la gestion du Kosovo des représentants politiques de tous les groupes ethniques.

9. Soutenir les tendances légitimes du peuple monténégrin a l'émancipation politique, a la démocratie et l'économie de marché, qui sont la conséquence des pressions exercées par le régime politique tenace et autoritaire de Belgrade. La possible décision pour un Etat monténégrin indépendant doit etre comprise seulement comme une issue extreme, quand tous les autres moyens de démocratisation de la Fédération yougoslave seraient épuisés. Dans tous les cas, la communauté internationale doit aider la démocratie monténégrine pour qu'elle puisse bénéficier de sa légitime opportunité.

La Slovénie est située au bord stable des Balkans instables. Elle est pour cela d'autant plus prete a coopérer a la mise en place de la sécurité et de la reconstruction dans les Balkans. Son expérience politique de soixante-dix années dans cette partie de l'Europe lui donne pour cela un appui solide. Cela fait exactement 10 ans, apres la chute du mur de Berlin, que nous débattons de l'avenir des Balkans. Notre position serait irresponsable face a ce grand événement, si nous oubliions que les ruines du mur continuent a séparer les Européens, que c'est notre responsabilité a tous de faire en sorte que ses restes ne soient réutilisés pour construire de nouvelles barrieres entre les peuples et les pays d'Europe, ni dans les Balkans, ni face a l'Europe du sud-est. La coopération et la solidarité entre les peuples doivent faire échec a toute idée de guerre. La responsabilité de cette volonté est entre les mains de toute l'Europe, par conséquent aussi de la Fédération de Russie. Mais ceci est bien entendu un autre theme qui, a la vue des événements de Tchétchénie, qu'on le veuille ou non, apparaît toujours plus au premier plan.


 

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