Public appearances

RÉSEAU DE BLED - BLEDNET
ALLOCUTION DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE DE SLOVÉNIE MILAN KUCAN

Bled, 1 October 2001


Messieurs, chers interlocuteurs,

Je suis heureux que notre projet se soit réalisé et vous souhaite la bienvenue en Slovénie, à Bled, à cette rencontre de réflexion commune sur la façon de conduire un avenir humain et démocratique, un avenir conforme à la dignité de l’homme. J’estime, que malgré le rythme accéléré du monde moderne, vous ayez trouvé le temps de vous consacrer à notre rencontre. Je souhaite que vous passiez ici un séjour agréable et j’espère que notre rendez-vous sera un succès. Avec votre compréhension, je profiterai du privilège de l’hôte pour vous faire part de quelques-unes de mes réflexions. Notamment parce que je ne pourrai pas être présent ici autant que je le souhaite et autant que l’exige le poids des défis qui se dressent devant nous.

Le mardi noir - 11 septembre, jour des crimes perpétrés à New York et à Washington, a bouleversé l’image de notre monde. Telle a été l’idée la plus souvent émise.

Mais, en est-il vraiment ainsi ? Et si le monde était différent avant ce jour-là, depuis déjà un certain temps, et que nous n’avons pas pu, voulu ou su voir cette différence ? A-t-il vraiment fallu que le mal éclate avec une telle brutalité pour que nous nous rendions compte des contradictions profondes du monde moderne et reconnaissions que nous nous trouvons, au moins depuis la disparition des deux blocs, confrontés cruellement à de nouvelles questions cruciales ? Celles-ci ne souffrent aucunes réponses schématiques ou simplement pragmatiques. Elles comportent de nombreuses dimensions éthi ques, anthropologiques, philosophiques, sociologiques, politiques et autres. De ces réponses dépendent à beaucoup d’égards l’avenir de la civilisation de l’homme et aussi, en fin de compte, l’existence même de la vie sur la planète. Pour cela, elles devraient dire ce que nous voulons changer dans le monde et aussi ce que nous ne voulons pas perdre, c’est-à-dire ce que nous comptons comme avancée de l’évolution démocratique de la civilisation (par ex. le règne des droits de l’homme).

1. La mondialisation exige des réponses nouvelles et urgentes
Les défis qui exigent une réflexion commune résident surtout, à mon avis, dans l’existence de clivages d’envergure mondiale. Je les vois dans la fracture entre d’un côté les détenteurs du capital, de la connaissance, des idées, de la technologie informatique et de l’autre, les milliards d’hommes condamnés à vivre sans accéder au savoir, dans le dénuement, voués à végéter sans perspective en marge de la société.

Je les vois dans la fragilité financière toujours croissante de nombreux pays et même de continents entiers, sans capacité de développement et sans avenir. Je les vois dans l’augmentation illimitée de la puissance et du pouvoir du capital mondial qui, avec sa logique d’autonomie, a dépassé déjà depuis longtemps les frontières des Etats nationaux sans toutefois assumer la responsabilité pour la situation sociale et la perspective de progrès des gens, pour la liberté et la démocratie, la solidarité, le développement, la sécurité, l’avenir enfin, bien que ce de rnier ait été fortement et même de façon décisive marqué par cette logique. Cette responsabilité est laissée aux administrations des Etats. Le capital évolue dans d’autres sphères.

Je les vois dans la compréhension pervertie de la compétitivité qui conduit à des productions et à des services nécessitant de moins en moins de main d’oeuvre, sans respect ni pour la nature et l’avenir de la vie sur la planète ni pour l’homme, sa dignité et ses droits. Je les vois dans l’économie de monopoles dont le profit est le seul but et le seul moteur.

Je les vois dans les fondamentalismes de toutes sortes, qui méconnaissent les diversités du monde et excluent tout ce qui différent en employant impitoyablement la force, la violence et la discrimination.

Les réf lexions sur les défis du monde et ses transformations radicales exigent la prise en compte de la dimension temporelle. En effet, il faut considérer la durée longue de l’évolution des processus sociaux et l’échéance à long terme des phénomènes écologiques, des interventions en biologie et en biomédecine, dont les effets apparaissent seulement après des décennies, certains peut-être même seront-ils hérités par les générations futures. Elles exigent aussi la compréhension intégrale de phénomènes et de processus qu’il convient de lier les uns aux autres. Les drames de notre temps, qu’ils soient politiques, économiques, sociaux ou écologiques, de même que les conflits, sont l’expression de l’action réciproque d’une série de lignes de forces sociales et naturelles et de phénomènes des domaines de l’économie, de la politique, de l’écologie, de la génétique, des finances, de la société de l’ information, de la criminalité internationale, et aussi du terrorisme, etc. Ce sont comme des épidémies. Elles ne peuvent être enfermées derrière les frontières d’un ou de quelques pays. Elles ne peuvent être éradiquées avec la logique pragmatique de la politique actuelle qui, le plus souvent, manque d’idées et de visions. Les contributions préparées pour la rencontre d’aujourd’hui contiennent sur ce sujet nombre de conceptions et de mises en garde argumentées.

2. Terrorisme et protestation ne sont pas la réponse - pourtant, ils en exigent une.
Notre rencontre se déroule à un moment très particulier que nous n’avons pas pu prévoir lorsqu’à Bled, au printemps dernier, nous avons décidé de nous réunir de nouveau ici. Les attaques terroristes motivent encore plus fortement le sens et la nécessité d’une telle rencontre. En effet, de même que les mouvements antimondialistes, elles exigent que nous réagissions très précisément. Car ni le terrorisme ni ces mouvements n’offrent de réponse. Ils ne sont que des avertissements qui nous interpellent sur l’aggravation de questions plus amples et l’urgence de réponses.

Pour réagir au terror isme, il me semble important de tenir compte de ce qui suit :
Il est impossible d’accepter le terrorisme. Le condamner n’est pas suffisant. Il faut s’y opposer avec vigueur, de façon réfléchie. Car sinon, la société sera dominée par l’escalade d’une violence incontrôlée et seuls les rapports de force violence - antiviolence seront déterminants.

L’escalade de la violence menacerait les valeurs et les principes fondamentaux que l’humanité a développé et fait valoir tout au long de son histoire dans toutes l es civilisations et les cultures comme règles de vie en commun des hommes, pour que la tolérance existe dans la société humaine et permette finalement son développement.

En ce moment tragique, une entière solidarité humaine, politique et concrète avec les USA et ses citoyens est impérative. Les USA sont une grande puissance, symbole de la civilisation occidentale développée. Pourtant, ils sont eux aussi soumis aux processus de la mondialisation et leur capacité de résistance aux influences de ses phénomènes négatifs est insuffisante. La solidarité exige à la fois des moyens et des actions concrètes menées dans le cadre d’activités communes concertées. Celles-ci doivent être orientées contre les groupes, les individus et les régimes qui partout dans le monde violent brutalement les principes d’humanité et apportent aux hommes le chaos, les massacres et l’escalade de la violence.

Dans son essence même, le terrorisme est avant tout un acte contre la démocratie. Au contraire, la lutte contre le terrorisme est la lutte pour la démocratie, la liberté de l’individu, sa dignité, ses droits et pour la sécurité de l’homme.

Les moyens indispensables pour combattre efficacement ce mal doivent consolider la démocratie, protéger la liberté de chacun et le règne du droit pour tous. Ils doivent être employés contre les auteurs et les organisateurs d’actes terroristes, contre les régimes, les groupes politiques ou idéologiques qui soutiennent le terrorisme ou qui en sont les initiateurs. La pathologie humaine sociale et politique a transformé le terrorisme international aussi en une entreprise lucrative, lui donnant ainsi sa propre dynamique i nterne. Il faut s’élever contre cela. Les commanditaires et les auteurs de ces actes doivent être jugés.

La lutte contre le terrorisme international exige de la part des pays démocratiques un ensemble d’actions et de mesures coordonnées et concertées. Le terrorisme doit sentir qu’il fait face à un mur inébranlable qui rassemble tous les pays. Il doit sentir que pas un Etat ne le tolérera, ne rendra possible ses actes, ne le couvrira, ne l’encouragera, ne l’utilisera ou n’en abusera. C’est le combat pour un monde avec plus de paix, de liberté, de solidarité, de sécurité pour chaque homme et pour toutes les nations, plus de justice sociale et toujours moins de violence.

La lutte contre le terrorisme n’est pas et ne peut pas être un combat contre des civilisations ou des cultures ou bien un combat de celles-ci entre elles. Il s’agit de la lutte pour la culture du monde et pour les valeurs qui doivent prédominer. Dans le monde d’aujourd’hui, certes multiforme, toutes les civilisations, toutes les cultures et les grandes religions respectent la dignité et la vie de l’homme. Dans notre monde, tuer des gens et en particulier des innocents est partout un égarement.

Mais, com battre le terrorisme n’est pas suffisant. Malgré l’urgence présente de la lutte, il ne faut pas méconnaître qu’il est le reflet d’une série de problèmes du monde moderne, un phénomène qui pèse lourdement sur toutes les sociétés. Il faudra y faire face aussi à long terme. Il est impératif d’éliminer les racines sociales, politiques et autres à partir desquelles le mal se propage, c’est-à-dire supprimer les injustices, les oppressions, les inégalités et les discriminations. Pour discerner et éliminer ces racines, tous les potentiels intellectuels, philosophiques, conceptuels et religieux qui réfléchissent à l’avenir de l’humanité doivent être réunis.

3. Mondialisation - responsabilité mondiale - gestion mondiale
Le terrorisme international est un phénomène de la mondialisation. Le combat que nous menons contre lui et aussi contre beaucoup d’autres phénomènes contemporains (écologiques et politiques) nous convainc que la mondialisation exige une réponse globale, à l’échelle mondiale. Celle-ci commence par la responsabilité de chaque Etat. Même à l’intérieur de leurs frontières, les Etats ne peuvent plus, au nom de leur souveraineté, commettre des actes arbitraires qui vont à l’encontre des valeurs du monde démocratique et menacer en cela la sécurité des autres Etats et de la communauté internationale. Dorénavant, aucun Etat ne peut ignorer de telles actions et se barricader derrière la sécurité virtuelle de ses frontières.

Il apparaît également avec de plus en plus d’évidence que ce monde global a besoin d’une gestion globale. La société civile, elle aussi, attire clairement l’attention sur cette question, cherchant des voies et des moyens de connexions globales transnationales. La difficulté vient de notre méconnaissance que le monde est devenu une seul e et grande société, pleine de contradictions, qui ne connaît pratiquement pas de règles de conduite communes et obligatoires, celles qui existent étant insuffisantes ou inadaptées. Or, toute société, même une société globale, doit accepter des règles déterminées, des normes. Sans cela, elle est dans sa potentialité chaotique dépendante du règne de la pure violence.

Plus que jamais et pour toutes ces raisons, nous avons besoin d’une réflexion, y compris avec l’ONU, sur une instance - ou un système d’instances - commune à tous les pays, à laquelle les Etats remettraient entière autorité, appuyée sur leur responsabilité globale, et qui prendrait des mesures en faveur d’un équilibre de développement dynamique des lignes de forces et des effets de l’économie mondiale, de l’écologie et de la mondialisation dans sa totalité.

Dans le temps à venir, nous avons besoin, malgré la vue apparemment utopique de cette idée qui n’est pas nouvelle, de la légitimité d’un système d’institutions et d’organes auxquels nous confierons pouvoir et compétence pour nous prescrire des règles communes obligatoires, des normes, auxquelles nous nous soumettrons et que nous pourrons aussi contrôler. La communauté mondiale pourra ainsi fixer des règles au capital mondial et non l’inverse.

Ces règles seront assurément coformulées au sein du discours démocratique de la communauté mondiale par les divers mouvements de la société civile qui naissent en dehors et au-delà des frontières des Etats et qui protestent contre les perversions du capital international, défendent le règne des droits de l’homme et son caractère universel, s’opposent “au pillage” de la nature, à la domination monopoliste de l’information, à l’exploitation des enfants, etc.

Il est fort possible qu’à l’avenir, dans leur démarche pour faire valoir leurs arguments, ces mouvements cherchent des alliances avec des Etats nationaux qui certes, au moins jusqu’à présent, ne leur sont pas favorables en raison d’un attachement traditionnel à l’idée de souveraineté. Ces Etats o nt néanmoins, par leur participation au sein de l’ONU, du Fonds monétaire international, de l’Organisation mondiale du commerce, etc., au moins formellement, la possibilité de limiter le pouvoir monopoleur de la mondialisation de l’économie. Et il s’agit certainement d’un intérêt commun.

Ces mouvements et ces Etats, ensemble, pourraient ainsi se transformer en embryon d’un système d’institutions de gestion mondiale.

Sur ce point, il est nécessaire avant tout de considérer si ces buts peuvent être atteints au sein de l’ONU et quelles réformes devraient être pour cela apportées à cette organisation universelle.

4. Rôle et possibilités du Réseau de Bled
Des débats sur tous ces thèmes se déroulent actuellement dans de nombreux lieux de réflexion dans le monde. Le nôtre, à Bled, en est un. Il jouit d’une totale liberté intellectuelle et pour cela, il peut être un appui utile aux prises de décisions politiques. Dans mon travail, j’ai moi-même toujours senti la nécessité de vérifier mes propres réflexions et décisions, de les étayer par un discours fondé sur des jugements éthiques et de valeur pouvant donner une vision et une réflexion critique de la situation présente.

L’initiative de Bled est venue de Paris. Ceux qui en ont été la cheville ouvrière sont aujourd’hui parmi nous. Pour moi-même, mes collaborateurs, les chercheurs du Centre de recherche scientifique de l’Académie slovène des Sciences et des Arts, elle nous est apparue des plus valables et a été bienvenue. Ces jours-ci, à Bled, une sorte d’autoréflexion sur cette idée est censée se dérouler. Elle devrait mener à l’élaboration du projet d’un cercle international d’éthique, intellectuel et scientifique, et aux positions d’intellectuels et d’hommes politiques qui sont conscients tant du destin crucial de notre temps et de ses dilemmes que de leur responsabilité dans la recherche d’issues et de réponses - conscients aussi de leur responsabilité pour en rapprocher les décisions politiques.

Dans le monde tel qu’il se constitue, avec les nouveaux dilemmes globaux posés à l’humanité, un dialogue impératif doit s’établir entre les gens qui ressentent ces questions comme un défi et un devoir de réflexion, d’initiative et d’action, d’engagement pour le développement éthique et démocratique de l’humanité. Je me sens moi-même tenu à un tel dialogue, en tant que citoyen du monde, comme l’un de ceux qui ont en charge de gérer une modeste partie de notre monde à tous. Et aussi en tant que membre de la société slovène qui, dans une large mesure, s’est constituée comme nation et Etat précisément par le mouvement civil et dans un dialogue fructueux entre l’Etat et la société civile.

Le monde moderne est le monde de la technologie de l’information. À côté de ses dangers, celle-ci offre de nouvelles possibilit és, notamment pour la transmission rapide des pensées et des idées qui construisent de nouvelles coalitions mondiales. Des coalitions de la raison ou de l’anti-raison. Des coalitions de ponts pour la société de l’avenir ou des coalitions de ponts pour la société du passé. J’entends le réseau de Bled comme une opportunité pour former une des coalitions de la raison : coalition pour la démocratie, coalition pour le dialogue d’éthique entre les civilisations du monde global, coalition pour l’avenir de ce mond e. Une coalition qui n’est pas instituée à partir de grandes rencontres établies et des spectacles retentissants mais par une communication ouverte, des lignes ouvertes entre tous ceux qui participent au réseau, pour permettre une réf lexion rapide, peut-être même immédiate sur les questions majeures et communes - la réflexion de penseurs venant de pays différents, de cultures et de civilisations diverses, sur le même problème. Et ceci sans longues procédures pour coordonner les dates, les thèmes et les protocoles, sans publicité pour promouvoir l’événement. Donner l’initiative, questionner, réfléchir, comprendre et lancer un message apportant à tous une grande contribution dans la gestion du monde. Tel est le but à atteindre.

Les hommes politiques demeurent aujourd’hui centrés dans le quotidien, dans des considérations pragmatiques. Il ne nous reste que peu de temps pour des réflexions sérieuses et approfondies sur une vision commune, des valeurs communes, une éthique commune censée être le tissu cohésif de la communauté et le point d’ancrage de chaque individu. Mais d’autre part, l’humanité dispose d’études excellentes qui ne rencontrent pas assez d’échos auprès de ceux susceptibles de les utiliser. Ainsi, Blednet est une tentative pour chercher un chemin.

L’initiative de Bled a éveillé l’intérêt de mes collègues présidents et d’autres personnalités partout dans le monde. Ils se joindront à nous, je n’en doute pas. Elle apporte sa contribution à la réflexion sur la façon de gérer le monde dans des cir constances nouvelles. Elle essaie de trouver de nouvelles voies. Elle est l’occasion, enfin, de dire clairement ce que nous voulons faire de nos vies. Pour cela, je souhaite longue vie au réseau de Bled.


 

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